Le label Chapter Two poursuit l’aventure Inna de Yard avec une pléiade de vétérans du reggae. Leur nouveau disque sort aujourd’hui, enregistré dans un Yard, un jardin surplombant la capitale Kingston. L’occasion pour Elodie Maillot, qui y était, de revenir sur l’importance du Yard dans la culture jamaïcaine.
Il était une fois… les Rasta au cinéma
Les quelques fictions qui ont pris le reggae et la Jamaïque comme cadre luxuriant et fantasmatique sont devenues des films cultes. L’une des plus connues, Rockers (sorti en 1980), commence par une scène mythique : dans une petite paillote en bois, une dizaine de rastas chantent et jouent des tambours : « Jah RastafarI !». Le film commence. Un chalice fumant tourne de mains en mains. Puis, une guitare commence à jouer et un rastaman torse-nu s’avance vers la caméra pour prôner la paix, l’amour « et l’unité des gens de toutes couleurs ». C’est par cette séquence mi-travaillée mi-improvisée que s’ouvre ce film génial qui raconte la vie de ceux qui ont modelé le reggae, et dans lequel la plupart des artistes (Horsemouth, Sly and Robbie, Jack Ruby, Burning Spear ou Kiddus I) jouent leur propre rôle. À partir de cette scène hors du monde et loin de la fureur de Kinsgton, la B.O du film commence par un hymne à une « terre lointaine où il ne fait jamais nuit », le fameux « Satta Amasagana » porté par les percussions rastas :
There is a land far far away
Where there’s no night
There’s only day
Look into the book of life
And you will see that there’s a land
Il y a une terre très très lointaine
Où il ne fait jamais nuit
Il fait seulement jour
Regarde dans la Bible
Et tu verras qu’il existe une terre
Quoi de mieux pour poser le décor de ce qui va devenir le meilleur témoin cinématographique de l’âme du reggae ? Pas étonnant que le réalisateur du film, Ted Bafaloukos, ait choisi les montagnes et une cérémonie rasta pour poser sa première pierre, the corner stone comme on dit en Jamaïque.
Des collines aux yards
Si le reggae est né d’un cocktail d’influences, il a certainement au moins une racine solidement ancrée dans la culture rasta des collines, de ces « Groundations », littéralement ces cérémonies « en prise avec la terre » pendant lesquelles les rastas se retranchent du monde pour raisonner, évoquer l’Afrique, et surtout pour élaborer des « chants de liberté ». « Aujourd’hui l’herbe est en légalisée en Jamaïque, donc on a un peu moins besoin de se cacher, mais dans les années soixante, on a tous commencé là, c’était un vrai mouvement culturel et politique. On se réunissait autour des tambours rastas, les tambours Nyabinghi» rappelle Cedric Myton, le chanteur des Congos.
« ON S’ASSEYAIT ENSEMBLE POUR CHANTER DES CHANTS QUI AIDENT À RESTER HEUREUX QUAND ON SE SENT DÉPRIMÉ ET PERDU PAR LE CHOC LIÉ À L’ESCLAVAGE. » Brother Sam
À une époque où il fallait se cacher pour fumer et où les rastas étaient mal vus et pourchassés par la police, à Wareka Hills, Count Ossie réunissait les Mystic Revelations of RastafarI, qui seront les premiers à importer ces tambours rastas nyabinghis dans les studios naissants de Kingston. « On s’asseyait ensemble pour chanter des chants qui aident à rester heureux quand on se sent déprimé et perdu par le choc lié à l’esclavage, se souvient Brother Sam des Mystic Revelations of RastafarI. Quand on se rencontrait, on parlait toujours de notre possible retour en Afrique parce qu’on espérait que le drapeau de la morale flotte un jour sur cette terre. Comme les Marrons qui ont fabriqué des tambours Kumina, utilisé dans les plantations, nous, on a crée les trois tambours rastas, le tambour basse, le fundeh et le repeater, qui ont survécu dans l’esprit de nos ancêtres africains, avant qu’on ne puisse les fabriquer. » Même quand la Jamaïque devient indépendante en 1962, les tambours restent encore mal vus, et peu entendus.
Petit à petit, les idées et les rythmes rastas vont descendre des montagnes et des campagnes pour irriguer les cours, les arrières-cours et les jardinets d’un Kingston en pleine expension : les fameux Yards (la cour de la maison en anglais)… Et c’est notamment dans les yards de Tenchtown, les cours des lotissements collectifs, qu’ils ont pris racine, grâce à l’action de quelques vénérables rastas, comme Mortimer Planno. C’est lui qui initia le jeune Bob Marley et les Wailers aux idées et aux rythmes rastas. Ce patriarche créa la première universal groundation à Kingston, et embarqua même les tambours rastas sur le tarmac de l’aéroport de Kingston pour accueillir sa Majesté Hailé Selassié en 1966, lui frayant un passage au milieu des 100.000 personnes venues l’acclamer.
C’est dans cette effervescence que naquit le reggae, et c’est dans les cours de Trenchtown que se sont rencontrés beaucoup d’artistes comme les Wailers et les Wailing Souls. C’est là que Toots allait voir Dennis Brown ou Alton Ellis, ou encore que Ken Boothe répétait avec Stranger Cole avant de devenir connu. Aujourd’hui, certaines cours comme celle de Bob Marley se sont transformées en centre culturel que l’on peut visiter. C’est là que Marley y a notamment écrit la chanson « No Woman, No Cry » dans laquelle il raconte qu’il s’asseyait dans les « Goverment yard» (when we used to sit in the government yard). Bob Marley n’est pas le seul artiste à parler des yards, des dizaines de poèmes et des proverbes y font référence, au point que ces cours sont devenues le symbole de la Jamaïque. En patois, on ne dit pas « ma maison », mais « me yard », et par extension, le yard désigne la Jamaïque à au point qu’en argot, on dit Yardie pour dire Jamaïcain, comme on dit Yankee pour un Américain.
« Le yard c’est très important dans notre culture, explique le professeur Carolyn Cooper qui a créé la section d’étude reggae de l’Université de Kingston. Ce n’est pas qu’un lieu physique, c’est aussi un espace social symbolique, un espace culturel que tu peux créer et qui te permet de quitter le champs matériel du quotidien. Ton yard dit quelque chose de ta place dans la société.»
Inna the Yard, nouveau chapitre
À l’heure du protools, des home studio et des egotrips enturbannés des stars du dancehall, les yards n’ont pas perdus de leur force et de leur vertu (ré)créative. Des producteurs français ont d’ailleurs décidé d’enregistrer cette vibration acoustique à base de tambours rastas, de cuivres, de cordes et d’harmonies vocales. En 2004, le label Makasound avait initié la collection Inna de Yard avec une poignée de vénérables stars rastas des seventies, dont un des héros du film Rockers, Kiddus I, mais aussi Winston Mc Annuf, Cedric Myton, les Viceroys, Earl Chinna Smith et plus récemment le merveilleux Ken Boothe. Aujourd’hui, cette collection vient de renaître sur un autre label, mais avec les mêmes acteurs et les mêmes ingrédients organiques infusés dans un studio en pleine nature.
« QUAND ON SORT LES TAMBOURS, QU’ON FUME DE L’HERBE, QU’ON ALLUME UN FEU ET QU’ON UNIT LES ÉLÉMENTS, NOS ANCÊTRES VEILLENT. C’EST TOUJOURS UNE RÉUNION D’ÉNERGIES ET DE MAGIE QUI NOUS INSPIRE LES UNS LES AUTRES ET QUI INSPIRE LE MONDE. » Jah9
photos E. Maillot
« Cette fois-ci, on s’élève encore un peu, explique Kiddus I qui a trouvé le nouveau yard où ont été enregistrés les derniers volumes d’Inna de Yard, chez Mme Marie Bravo, à Stoney Hill. On est au-dessus de Kingston, dans les collines, sur la route des esclaves Marrons, c’est mystique ».
Le temps d’installer quelques micros sur la terrasse, et une console son au milieu des milliers de vinyles de Sister Bravo, et les vénérables rastas sont prêts à allumer un feu côté cour, avec une poignée de jeunes artistes (Var, Derajah, Kush Mc Annuf ou la chanteuse Jah9) qui ont rejoint les Anciens dans cette Groundation franco-jamaïcaine. « Kush Mc Annuff et moi nous nous sommes rencontrés dans une Groundation, on jouait autour d’un feu à l’ancienne, précise la chanteuse, Jah9, seule voix féminine de ce yard. Quand on sort les tambours, qu’on fume de l’herbe, qu’on allume un feu et qu’on unit les éléments, nos ancêtres veillent. C’est toujours une réunion d’énergies et de magie qui nous inspire les uns les autres et qui inspire le monde. Inna de Yard, c’est une façon sacrée de faire de la musique, donc partout où l’on se retrouve pour jouer, on porte le yard en nous.». La pluie cesse et deux arc-en-ciels apparaissent pendant l’enregistrement. « Ici l’harmonie est simple, il suffit de se connecter au battement du cœur » souffe Kush Mc Annuf. RastafarI ! Le yard de Jamaïque s’exportera d’ailleurs très bientôt en Europe pour une série de concerts « Inna the » Yard au printemps et à l’été prochain.
Inna de Yard, The Soul of Jamaica, sortie le 10 mars chez Chapter Two Recrods.